-ANACR du FINISTÈRE-


Elizabeth GEORGE

Verfügbar à RAVENSBRÜCK

Document retrouvé récemment par Anise POSTEL-VINAY, elle-même Verfügbar de 1943 à 1945: il s’agit d’un écrit d’une autre Verfügbar, Elisabeth GEORGE (1916-2003), qui dans ce texte inédit, (maintenant déposé au Fonds Germaine TILLION, au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon), témoigne des conditions concrètes de la vie des Verfügbaren à RAVENSBRÜCK.

La condition de “Verfügbar”

Verfügbar!” Vous l’êtes par flemme, par incapacité, par héroïsme, mais jamais par intelligence. C’est sans doute la position la plus épineuse, la plus méprisée du camp. Qui n’est pas inscrite au bureau du travail comme accomplissant une besogne fixe est considérée comme Verfügbar ou « disponible ».
Disponible! Le terme est vague, indéfini, presque séduisant dans son ampleur. En réalité, il doit être considéré ici comme synonyme de servage.

Forte ou faible, jeune ou sur le retour, la Verfügbar est désignée au hasard pour accomplir des corvées toujours au-dessus de ses forces. De six heures du matin à six heures du soir, elle pave les routes, creuse le sable, abat les arbres, décharge les péniches sous la surveillance d’une ou deux Walkyries nazies et d’une chef de Kommando, le plus souvent brutale.

Pour entretenir ses forces: 200 grammes de pain, un quart de rutabaga à l’eau toutes les vingt quatre heures, avec matin et soir, un amer breuvage de bromure, surnommé café.
Pour survivre, la “ dissidence”

Sans la « rase » et le camouflage, un organisme normal ne pourrait résister à un tel régime. Mais, si elle ne l’est par nature, la Verfügbar devient dissidente par nécessité, perpétuant ainsi la tradition du maquis. Le métier réclame des nerfs d’acier, un cœur bien accroché, de l’instruction et d’une certaine aptitude à la course à pieds.

Deux fois par jour, à l’appel du travail, la Blokowa (chef de block) de chaque block doit livrer ses Verfügbaren à la voracité des chefs de Kommando. Cinq par cinq, on aligne les victimes sur la Lagerstrasse (
avenue principale du camp) . C’est à qui se rétrécira, se recroquevillera le plus. Celle qui n’a pas des réflexes d’escargot adopte ceux de l’autruche et rentre la tête dans les épaules, s’imaginant ainsi passer inaperçue. Les premiers et derniers rangs sont jugés comme étant les plus exposés.
Instinctivement on se croit plus en sécurité au centre de la mêlée. Illusion! On ne peut échapper au regard d’oiseau de proie des « bandes rouges» (chef de kommando) qui foncent sur vous, vous agrippent et vous poussent parmi leur troupeau de bêtes de somme. Certaines malades épuisées geignent, implorent la permission de retourner au block.
D’autres tentent la fuite mais sont, le plus souvent, rattrapées, rouées de coups, rejetées dans les plus dures colonnes.

Se rendre “invisible” ....

Pour toute Verfügbar qui se respecte, l’appel du travail doit être considéré comme un sport. La règle du jeu consiste à se dissimuler pendant une heure et demie dans une zone de quelques centaines de mètres cernée par des policières, des chefs de kommando et des gardiennes allemandes. Les blocks sont fermés. Les rues gardées par quelques Cerbères. Dans cette souricière, il n’y a qu’une solution: devenir invisible.

Echapper aux bandes d’ assassins

Que ne possède-t-on pour cela le filet de Siegfried ou les procédés scientifiques de Wells! Faute de sortilège, il faut grossir le flot des malades, des éclopées ou se mêler à la cohue des tricoteuses, en priant le ciel d’échapper au contrôle du Marchand de vaches, chargé d’administrer le travail au camp. Ce S.S. trapu, à tête de grondin, compte parmi les plus brutaux des nazis de Ravensbrück. Tirant les femmes par les cheveux, par les oreilles, leur distribuant des coups de pied, coups de poing, les piétinant au besoin.

C’est lui qui organisa les transports pour les usines, lui qui, assisté du médecin chef, fera les sélections pour le camp d’extermination, puis pour la chambre à gaz. Son apparition présage toujours quelques calamités pour la Verfügbar. Lorsque le Marchand de vaches surgit pendant l’appel du travail, le seul moyen de lui échapper est de battre en retraite du côté de la morgue ou de prendre les jambes à son cou. Mais pour accomplir cet exploit, il faut beaucoup d’audace et de longues et vigoureuses jambes, capables de tenir la police en échec dans une poursuite éperdue à travers le camp.
On y laisse le plus souvent un soulier et quelquefois les deux.

Pour semer les « bandes rouges» le plus sage est de s’agglomérer au premier groupe qui se trouve à votre portée. D’ailleurs, la Verfügbar ne peut vivre qu’au milieu d’une multitude. La solitude, la promenade individuelle lui est souvent néfaste. Elle ne doit pas exister en elle-même, mais faire partie d’un tout. Pour sa propre sécurité, elle se mue en sardine, et ne voyage que par banc.

A l’appel du travail de midi et demi, ce sont des troupeaux de centaines de zèbres à l’
œil sournois que les policières essayent de drainer sur la Lagerstrasse. Certains jours, les S.S. lancent les chiens dans la masse. C’est alors le bâton dans la fourmilière.

De tous côtés, des femmes affolées cherchent à fuir. Les chiens mordent au hasard, mollets, bras, cuisses. Les coups pleuvent, synchronisés par les hurlements des malheureuses. L’incident se termine par une rafle magistrale, un enrôlement dans quelque colonne de terrassement.
Entre les appels, la Verfügbar profite d’une paix toute relative, car c’est sur elle que l’on compte pour accomplir les multiples corvées que réclame un block.
L’une des plus odieuses et des plus fréquentes est celle qui consiste à aller chercher la nourriture. Pendant une heure, deux heures, parfois trois ou quatre, sous tous les ciels, en pleins courants d’air, il faut attendre devant les cuisines les bidons de cinquante litres de soupe qu’avec l’aide d’une camarade elle traîne jusqu’au block.

Dans son lit au troisième étage où elle vit en grappe, la Verfügbar voit sans cesse surgir la Blokowa, la Stübowa (
chef de chambre) qui la fait descendre en vitesse pour l’envoyer chercher le pain, le bois, le charbon, du papier, de vieilles savates pour celles qui sont pieds nus et lorsqu’une voix crie dans le dortoir: « Toutes les Verfügbaren devant le block », ces dernières peuvent s’attendre , soit à partir en transport le soir même, dans une poudrerie, dans une mine de sel, soit à être embauchées sur l’heure pour décharger les péniches ou accomplir quelques travaux tout aussi féminins. Pour les obliger à être présentes aux appels du travail, les Blokowas privent de nourriture celles qui ne se rendent pas au sacrifice.

La traque

Aux environs de Pâques 45
, la situation de la Verfügbar s’aggrave: où se camoufler? Tout ce qui était estropié, bancal ou trop âgé pour fournir un travail suffisant a été amené au camp d’extermination, à la chambre à gaz. Les rangs des malades devant passer la visite médicale sont sévèrement contrôlés et bientôt les « disponibles» sont parquées dans les blocks les plus sordides, clos de grillages. Elles n’ont plus à se rendre sur la Lagerstrasse pour les appels. Les « bandes rouges » viennent à domicile pour faire leur choix. On se cache alors sous les lits, dans la poussière et dans les poux. Les plafonds ayant été soulevés, on niche pendant des heures dans les combles en tremblant d’être vendues par celles qui vous ont vues vous y faufiler.

Ce sont de véritables exercices d’assouplissement qu’il faut faire pour sauter de poutre en poutre. Lorsque le danger est écarté, le plafond recrache ce qu’il avait englouti, des malheureuses mâchurées, aux yeux hagards, à la bouche convulsée qui jusqu’au soir guettent par les fenêtres sans carreau le danger, l’hydre aux trois têtes qui viendra les happer. Ainsi lorsqu’elles ont la chance de lui échapper, elles sont rongées d’appréhension, d’inquiétude. Rares sont les inconscientes qui ne deviennent pas cardiaques, névrosées et sournoises.

Tout le drame de la Verfügbar était contenu dans la plainte de cette pauvre femme embusquée derrière la grande porte du Revier (infirmerie):
«
Depuis un an que je suis Verfügbar, je n’en peux plus, je suis usée, j’ai les nerfs à bout. Verfügbar, mes semblables, mes sœurs, l’éternité sera-t-elle assez longue pour que nous puissions savourer la douceur d’être disponible pour le farniente et la sérénité?»

Elisabeth George
Matricule 27889 Arrivée à Ravensbrück le 3 février 1944
Germaine TILLION décrit “le marchand de vaches “ dans son livre “RAVENSBRÜCK”
En 1943, le directeur de I'Arbeitseinsatz ( le bureau du travail ) était un nommé DITHMANN.Il fut remplacé en 1944 par le gros RHUM, qu'on appelait le « marchand de vaches”, le type de la brute allemande, tapant comme un sourd, avec ou sans prétexte, sur toutes les femmes qui passaient à sa portée, presque toujours ivre d'ailleurs. Les trois derniers mois, il faisait lui-même des sélections : à droite celles qui iraient creuser des tranchées, à gauche celles qui iraient à la chambre à gaz. C'étaient des scènes déchirantes, car, à la fin, les femmes ne pouvaient plus ignorer ce qui les attendait.
Il bondissait alors, la tête en avant comme un joueur de rugby, dans un groupe de misérables créatures paralysées par la terreur. Il les jetait par terre, les piétinait, les traînait par les cheveux.
Les derniers mois, c'était un spectacle presque quotidien, que j'ai vu de près, et de mes propres yeux, à plusieurs reprises.

Germaine TILLION décrit La condition de “Verfügbar” dans son livre “RAVENSBRÜCK”
Pour comprendre, en particulier, ce qui concerne la condition de Verfügbar , il faut savoir que, chaque matin, longtemps avant l'aube, avaient lieu deux appels successifs.

Le premier, le plus long, était un appel numérique. Les prisonnières, rangées par dix devant le Block auquel elles appartenaient, étaient comptées et recomptées interminablement, car le total de tous les Blocks devait correspondre exactement à l'effectif officiel et global du camp. S'il manquait une unité, on restait là jusqu'à ce que la cause de l'erreur soit découverte. Même mourante, il n'était pas question de se dispenser de cet appel-là.

Aussitôt après, avait lieu
un autre appel, dit « appel du travail ». Il fallait alors rejoindre sur la Lagerstrasse (avenue principale du camp) la colonne de travail à laquelle on appartenait qui défilait à son rang.

Toute prisonnière qui n'était pas affectée à un atelier, ou en quarantaine, ou inscrite au REVIER et pourvue d'un INNENDIENST, devait obligatoirement défiler dans la colonne des Verfügbaren, et c'est là que les SS responsables des divers ateliers recrutaient (toujours à l'improviste) le personnel dont ils avaient l'emploi. Le reste des Verfügbaren partait pour le terrassement.

Si l'on voulait rester Verfügbar et terrassière, il fallait donc, soit parvenir à se cacher provisoirement dans une autre colonne, ou dans un Block de quarantaine, ou parmi les Narchiste (travailleuses de nuit: le vrai terme est Nachtschichte, dont les Françaises avaient fait Narchiste, comme on dit anarchistes), soit prendre un aspect Schmuckstück, afin de dégoûter le SS chargé du recrutement. Tout cela était à la fois très difficile et très dangereux, car la moindre infraction à l'ordre du camp était punie par le STRAFBLOCK ......

Je puis assurer que la différence qui existait entre les conditions de vie d'une Blockova ou d'une Lagerpolizei polonaise et celles d'une misérable Verfügbar française ou russe, était plus grande que celle qu'il peut y avoir entre la reine d'Angleterre et la plus minable habituée des asiles de nuit. Une Blockova, grasse, bien vêtue, entourée d'une petite cour, jouissait d'une puissance effective sur tout ce qui ne se soumettait pas : ne pouvait-elle pas faire donner vingt-cinq coups de bâton ou six mois de Strafblock, enfer dans l'enfer, à une détenue qui n'avait rien fait d'autre que de lui déplaire? Et quant à la clocharde, j'affirme que la plus loqueteuse et la plus affamée l'était moins que certaines de mes pauvres camarades. .......
Le texte d’Elisabeth GEORGE est maintenant déposé au Fonds TILLION, au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon
Texte transmis par:

Katherine LE PORT de nos Amis de l'ANACR 56